Frères, sœurs : « Je me suis émancipée de mon rôle de petite maman, ils ne me l’ont pas pardonné » (2024)

Dans ma famille, j’ai été très tôt investie du rôle de seconde maman. Je suis née au début des années 1960, dans un environnement conservateur. Une famille à l’ancienne. Il y avait mon père, pilote de ligne, l’homme qui faisait carrière et qui n’était pas très présent. Ma mère, femme au foyer, qui avait dû arrêter de travailler pour nous élever. Puis les enfants : moi l’aînée, et mes trois frères, Philippe, Frédéric et Baptiste*.

Dès qu’ils en avaient besoin, mes parents me demandaient de garder les garçons. L’un de mes premiers souvenirs remonte à la naissance de mon deuxième frère. J’avais 4 ans et papa m’avait demandé de surveiller Philippe, qui en avait 3. On jouait dans le jardin de la maternité et j’étais très heureuse. Je me sentais responsable et je me disais que j’allais devenir encore plus grande grâce à l’arrivée d’un second petit frère.

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Pendant des années, j’ai été très fière de ce rôle de petite maman. J’y tenais d’autant plus que je cherchais à soulager ma mère. Nous vivions à la campagne, à 15 kilomètres de Fontainebleau, et nous étions très isolés. Elle, qui restait seule avec nous, avait souvent des sautes d’humeur : elle pouvait devenir tout à coup très triste ou très énervée. En rentrant de l’école, je ne savais jamais dans quel état j’allais la trouver. Alors, je voulais tout faire pour lui éviter d’être débordée. Parfois, je préparais les repas de mes frères, ou bien je les couchais.

J’avais des relations différentes avec chacun d’eux. Philippe était rebelle. Il ne voulait jamais m’écouter. Nous n’avons qu’un an d’écart, mais je le voyais comme un petit. Il était jaloux. Il me disait souvent : « Tu m’as pris ma place d’aîné ! » Avec mes deux autres frères, c’était plus facile. Frédéric, de quatre ans plus jeune que moi, était un enfant doux. J’adorais lui raconter des histoires. Baptiste, le petit dernier, qui a neuf ans de moins que moi, a été mon poupon. Même si j’avais souhaité avoir une petite sœur, j’ai tout de suite craqué pour ce bébé tout blond. Je lui donnais le biberon, je l’habillais.

« Pendant l’adolescence, je prenais toujours soin de mes frères, mais la rivalité avec Philippe s’est accentuée. Au collège, il détestait mes amies et me le faisait savoir. »

L’une de mes principales missions était aussi d’emmener mes frères à l’école. Il fallait faire un kilomètre à pied et traverser une route passante. Je tenais Frédéric par la main et Philippe courait toujours devant. Je criais sans arrêt : « Non, attends-moi ! » Dans ces moments, mon rôle me pesait. Ça m’a appris à être vigilante, à toujours prévenir le danger, mais je me dis que cette attitude, développée très jeune, m’a peut-être fait passer à côté d’une part de l’insouciance de l’enfance. Je me souviens avoir pu enfin respirer quand je suis allée en bus au collège. Pour moi, ces trajets, c’était la liberté. Je sortais enfin de ma campagne, de mon vase clos. Et, surtout, j’étais seule, sans petit* frères à gérer.

Pendant l’adolescence, je prenais toujours soin de mes frères, mais la rivalité avec Philippe s’est accentuée. Au collège, il détestait mes amies et me le faisait savoir. À la maison, la répartition des rôles a évolué. Mon père a commencé à prendre son fils aîné sous son aile, car Philippe racontait qu’il voulait devenir pilote, comme lui. Ils passaient tout leur temps libre ensemble. À côté de ça, mon père s’intéressait peu à moi. Pour lui, c’était les garçons avec le père et la fille avec la mère. Je me disais que c’était normal, tant que chacun gardait une place.

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Mais tout a changé avec l’arrivée de Nathalie. C’était la fille d’un collègue pilote de mon père, qui s’était tué dans un accident d’avion. Après sa mort, mon père s’est engagé à les recevoir, elle et sa mère, tous les week-ends à la maison. Ça a duré des années et je devais partager ma chambre et mon lit avec cette fille qui avait un an de plus que moi. Mon père et tous mes frères l’adoraient. Même Philippe faisait ce qu’elle voulait. J’ai eu l’impression de me faire piquer ma place d’aînée et celle de fille de la famille.

J’ai d’abord essayé de récupérer mon rang. Comme tout le monde semblait la trouver parfaite, j’ai voulu imiter Nathalie. Au lycée, j’ai choisi la filière scientifique, comme elle. J’ai bossé comme une acharnée, mais ce n’était pas mon truc. Moi, ce qui me plaisait, c’étaient les lettres. Sauf que, dans ma famille, ce n’était pas reconnu. J’ai tout de même fini par comprendre que, pour être heureuse, il fallait que j’arrête de me comparer et que je m’écoute. J’ai fait mon choix : j’ai passé un bac littéraire et, à 17 ans, je suis partie faire une école d’art à Paris.

À partir de là, j’ai commencé à me détacher de ma famille. J’étais dans la voie qui me plaisait. Je découvrais une nouvelle façon de penser, plus ouverte qu’à la maison. Je me souviens d’une lecture qui m’a particulièrement marquée à cette époque : Mémoires d’une jeune fille rangée, de Simone de Beauvoir. Comme moi, elle venait d’une famille très classique, elle avait été bien sage pendant l’enfance, puis elle avait dû s’affirmer et faire des choix radicaux pour mener sa vie comme elle l’entendait.

« J’ai l’impression d’avoir payé toute ma vie le fait d’avoir délaissé mon rôle de fille aînée qui fait ce qu’on attend d’elle et qui reste dévouée à sa famille d’origine. »

C’est en quelque sorte ce que j’ai fait quand j’ai rencontré Didier. J’avais 21 ans et ça a été un véritable coup de cœur. Quelques mois après, je suis tombée enceinte et nous avons décidé de nous marier. Ça a été un choc pour mes parents, qui trouvaient ça trop précipité. Mon père a perdu sept kilos. Ma mère m’a suggéré d’avorter. Mon futur mari, graphiste et musicien, ne correspondait pas à leurs critères. Mais leur refus n’a fait que renforcer ma détermination. Je voulais sortir de leur giron, avoir ma propre famille, avec mes propres règles. Je m’en sentais capable.

Forcément, cette décision m’éloignait aussi de mes frères. Je me souviens de la réaction du plus jeune, Baptiste, 13 ans, quand j’ai annoncé ma grossesse : il était super-content d’avoir « bientôt un bébé à la maison ». Comme s’il ne comprenait pas que je partais pour de bon. Quant à Frédéric, le frère du milieu, qui avait 18 ans, il m’a avoué des années plus tard qu’il avait eu la sensation de perdre « sa petite maman ». Même s’il était grand, il a vécu ça comme un abandon.

À partir de là, j’ai l’impression d’avoir payé toute ma vie le fait d’avoir délaissé mon rôle de fille aînée qui fait ce qu’on attend d’elle et qui reste dévouée à sa famille d’origine. Quand j’ai appris à dire non, personne ne l’a accepté. Je me rappelle un jour, vers mes 33 ans, où ma mère et mon frère Philippe ont essayé de s’inviter à déjeuner chez moi, à l’improviste. Ça les arrangeait de se retrouver à mi-chemin et ils avaient tout planifié sans me consulter. Pour moi, c’était inadmissible. C’était une question de territoire. Chez moi, c’est moi qui décide. Alors, j’ai refusé. Personne n’a compris. Cette histoire a débouché sur une dispute qui a duré des mois et ça a mis un vrai coup de frein à nos relations.

« J’aurais aimé être complice avec mes belles-sœurs, avoir des relations détendues, mais mes frères se sont trouvé des femmes autoritaires qui, comme eux, ne me prenaient pas en compte. »

Et puis il faut dire que, quand mes frères se sont mariés, le courant n’est pas très bien passé avec mes belles-sœurs. Avec la femme de Philippe, c’était mal parti : il me l’avait présentée vers 19 ans et je lui avais dit que je ne l’appréciais pas. Je ne savais pas que ce serait la bonne… Plus tard, on a tenté des vacances ensemble dans la maison de famille en Bretagne, mais elle ne respectait pas les règles d’organisation, alors j’ai décidé de ne plus y aller. Quand on est allé voir mon autre frère Baptiste, qui vivait aux États-Unis, sa femme n’a pas supporté nos trois enfants « trop bruyants », et on a dû partir plus tôt. J’aurais aimé être complice avec mes belles-sœurs, avoir des relations détendues, mais mes frères se sont trouvé des femmes autoritaires qui, comme eux, ne me prenaient pas en compte. C’est comme s’il n’y avait pas de place pour moi dans leurs vies. J’ai préféré prendre mes distances.

Aujourd’hui, je n’ai plus de contacts intimes avec mes trois frères, alors qu’eux sont restés proches les uns des autres. Je pense que s’ils devaient me décrire, ils diraient « incompréhensible ». Ils n’ont jamais compris mes choix de vie. Eux ont fait de grandes carrières, dans des domaines plus scientifiques, comme mon père. Ils ont un train de vie supérieur au mien et je pense que, avec mon mari, ils nous voient comme deux « artistes losers », même si nous avons notre agence de décoration. Au mariage de l’un de mes fils, mon frère Frédéric m’a prise à partie : « Dis-moi, Christine, ça m’intéresserait de savoir : que penses-tu du mot échec ? »

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Malgré tout, il y a quelques mois, j’ai espéré pouvoir renouer. À la demande de mes parents vieillissants, mes frères organisaient la succession de la maison de famille en Bretagne. Comme d’habitude, ils ne m’ont consultée qu’au dernier moment. Je les ai surpris en proposant de garder la maison ensemble. Je leur ai dit qu’on avait la soixantaine, des petit*-enfants, que c’était peut-être le moment de réinventer quelque chose. J’avais seulement quelques souhaits : qu’on fasse un planning, qu’on la réaménage de façon « zen », qu’on ne mette pas de compteur Linky… Mon frère Philippe a coupé court et m’a dit : « C’est hors de question qu’on fasse comme tu veux. » Il a ajouté : « Christine, toi et moi, on ne s’est jamais entendus, ce n’est pas maintenant que ça va commencer. » J’ai pensé que je ne voulais plus me battre, que j’aspirais par-dessus tout à la paix et à la liberté. J’ai fini par céder mes parts.

* Les prénoms ont été modifiés.

Frères, sœurs : « Je me suis émancipée de mon rôle de petite maman, ils ne me l’ont pas pardonné » (2024)
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