Wang et la chute du mur de Bonnieux (2025)

Il est à peine conscient. Le corps a percuté de plein fouet le sol, après une chute d'environ huitmètres. Quelques secondes plus tôt, Wang Jian était perché sur le petit muret entourant la vieille église. Il n'a pas beaucoup saigné mais respire péniblement, les yeux révulsés. Autour de lui, ses deux assistants ont tenté de le maintenir éveillé jusqu'à l'arrivée des secours. Mais Wang Jian ne se relèvera plus : ce mardi 3juillet 2018 à Bonnieux, petit village du Luberon, le puissant patron du conglomérat chinois HNA meurt à 56ans, sur les marches d'un vieil escalier de pierres. «Un accident bête», conclura la justice française début septembre : Wang voulait se faire prendre en photo devant le paysage. Il a grimpé sur le muret et a perdu l'équilibre. Affaire classée.

Mais pas pour le reste du monde. Pendant plusieurs semaines, la mort de Wang Jian va enflammer les réseaux sociaux chinois et faire phosphorer tout ce que la presse internationale compte d'experts en espionnage et en «morts à la chinoise». Tous les scénarios sont élaborés, discutés, même les plus fous, comme celui de la substitution des corps. Pour une raison simple : dans la Chine de XiJinping, le patron d'une multinationale aussi tentaculaire et endettée que HNA ne tombe pas bêtement d'un mur pour une photo de paysage provençal. Trop gros.

Quatre mois plus tard, le 20novembre, de l'autre côté de l'Atlantique, c'est un attelage improbable qui s'avance vers la tribune, installée dans un grand hôtel new-yorkais. Face aux caméras, Steve Bannon, l'ex-conseiller sulfureux de Donald Trump, serre vigoureusement la main de Guo Wengui, un dissident chinois milliardaire réfugié aux Etats-Unis. Les deux hommes viennent d'annoncer la création d'un fonds doté de 100millions de dollars, destiné à enquêter sur les exactions commises par le gouvernement chinois. Emprisonnements arbitraires, torture, assassinats maquillés en suicides ou morts accidentelles… Des crimes perpétrés dans l'indifférence générale, dénonce Steve Bannon, «sidéré» qu'il n'y ait «pas d'indignation». Car, pour l'ex-stratège de Donald Trump, il ne fait guère de doute que derrière la mort de Wang Jian se cache un assassinat politique perpétré par Pékin, allant jusqu'à comparer sa disparition à celle du journaliste Jamal Khashoggi, découpé en morceaux à Istanbul par un commando saoudien.

Les enquêteurs privés de ce drôle de duo, envoyés plusieurs fois à Bonnieux, auraient d'ailleurs découvert de multiples anomalies qui mettraient à mal la version de la justice française. Le mobile de cette élimination ? Selon Guo Wengui, Wang Jian «en savait trop» sur les liens entre le conglomérat HNA et les autorités chinoises. Notamment sur le rôle joué par Wang Qishan, vice-président chinois et proche de Xi Jinping, qui serait l'actionnaire caché du groupe. Alors, assassinat politique ou simple chute ? Après trois mois d'enquête et selon plusieurs témoignages exclusifs, Libération peut répondre que si la première thèse doit être écartée, celle de la chute accidentelle est très improbable, et même exclue par plusieurs protagonistes de l'histoire.

Photo, opéra, théâtre

Bonnieux en ce mois de décembre2018. L'hiver a gelé les toits du petit village perché, mais le soleil tape encore sur le mur de pierre haut de 1,20mètre, bâti cinq centsans après l'église du XIIesiècle qu'il encercle. Au loin, depuis le muret, on peut contempler le vert des pins et des cèdres du Petit Luberon. Ce n'est pas la plus belle vue du coin, assurent les habitués. De l'autre côté de l'église, le panorama depuis un belvédère couvre les champs de lavande, le crâne dégarni du Ventoux et les bancs de coquelicots vermillon qui habillent la vallée aux beaux jours. Un paysage particulièrement prisé par les touristes asiatiques, qui y affluent l'été. C'est pourtant la vue de l'autre côté de l'église, depuis le muret, qu'aurait préféré immortaliser Wang Jian, ce mardi 3juillet.

Quand son Boeing787 personnel, l’un des avions les plus luxueux du monde, atterrit la veille à l’aéroport de Marignane, le puissant patron chinois de HNA est censé venir en vacances. Un séjour d’une semaine, monté dans la précipitation. Quelques jours auparavant, Wang Jian a fait appeler son ami Daniel Vial, propriétaire d’une maison à Bonnieux, pour lui faire part de son intention de revenir dans ce charmant village du Luberon que son ami français lui avait fait découvrir un an auparavant. Vial connaît la Chine depuis trenteans et Wang depuis quatre ans. Ala fin des années80, après avoir accompagné Pierre Cardin lors de son premier voyage à Pékin, il est devenu président du comité de sauvegarde de la grande muraille de Chine. Depuis, l’homme a fait carrière dans l’industrie pharmaceutique comme lobbyiste, avant d’intégrer la direction générale de Sanofi en2007. Septans plus tard, lorsqu’il se fait débarquer avec le patron de l’époque, il met son carnet d’adresses au service de HNA et devient l’un des conseillers de Wang pour ses opérations financières en Europe. Al’époque, la multinationale chinoise, présente dans le secteur de l’aérien, du tourisme et de la finance, rachète tout sur son passage avec une ambition gloutonne. Mais en ce début d’été2018, il ne sera pas question d’affaires. C’est un programme touristique et culturel que Vial doit concocter pour son puissant ami : photo à Arles, opéra à Aix, théâtre à Avignon… La consigne est claire : Wang veut se reposer et se changer les idées.

Le Domaine de Capelongue, palace niché aux abords de Bonnieux, est taillé sur mesure pour ce programme. Lorsque Wang débarque à l’hôtel avec sa suite, en début de soirée, toutes ses exigences ont été appliquées à la lettre : quantité de serviettes dans les chambres, des fruits frais, des bouquets de lavande et, selon la tradition chinoise, ni miroir ni fleurs blanches. En plus de la suite de Wang, il a fallu trouver de la place pour loger ses deux jeunes assistants, mais aussi son ami Gérard Houa, un Franco-Chinois, président de la Fondation France-Chine, structure œuvrant pour les relations commerciales entre les deux pays et dont HNA est membre. Il est 20 h 30 et c’est déjà l’heure du dîner, servi sur la terrasse de la Bergerie, le restaurant deux étoiles du domaine. Autour de la table, Wang et Houa sont rejoints par Daniel Vial, qui a invité une amie de passage dans la région, Sylvie Ouziel, patronne du groupe d’assurances Allianz. Une traductrice franco-chinoise a aussi fait le déplacement depuis Avignon.

«Polo rouge et bermuda beige»

Geoffrey, le responsable de salle du restaurant gastronomique, est chargé du service durant le repas. «M.Wang semblait extrêmement fatigué, se rappelle le jeune homme. Il parlait très peu.» La discussion tourne autour du business. Des difficultés du conglomérat, aussi. La veille encore, Wang était à Saint-Quentin-en-Yvelines, où il était venu assister au premier tour de l'Open de France de golf, sponsorisé par son groupe depuis un an. L'occasion pour l'homme d'affaires de soigner ses partenaires financiers et la nomenklatura chinoise. Car, à force d'acquisitions, la situation financière de HNA est alarmante. Voire intenable : faute de garanties financières suffisantes, Airbus bloque depuis plusieurs semaines sur le tarmac de l'aéroport de Toulouse la livraison d'un stock de sixA330 (d'une valeur de 1,4milliard d'euros) destiné au conglomérat chinois. «Il était soucieux, oui, mais comme un patron peut l'être après plusieurs jours de voyage d'affaires, relativise Daniel Vial. Alors on a préféré annuler le programme du lendemain. Je les ai juste invités à déjeuner chez moi, autour d'une salade niçoise et d'un rosé.»

Vers 22heures, Wang, fatigué, quitte le repas sans prendre de dessert et rejoint sa chambre. Le patron chinois réapparaît le lendemain matin, vers 9 h 30, pour prendre son petit-déjeuner en compagnie de Gérard Houa. Et il a l'air «plus tranquille», remarque Geoffrey. Ala demande des deux assistants de Wang, le responsable de salle a bouleversé les usages de Capelongue : plutôt que la terrasse, ces messieurs souhaitent prendre leur petit-déjeuner de l'autre côté, dans le périmètre réservé aux apéritifs. Il faut dire que le décor est somptueux, avec la vue plongeante sur Bonnieux. Ainsi installé, Wang peut déguster ses œufs brouillés et son thé en admirant, pile dans l'axe, la fameuse église du XIIesiècle, sertie de son vieux mur d'enceinte. «M.Wang m'a posé des questions sur le nombre d'hectares du domaine. Il m'a aussi demandé la profondeur de la piscine», raconte encore Geoffrey. La piscine, Wang ira même la contempler de près à l'issue du petit-déjeuner. Quelques mètres seulement séparent leur table de l'eau, mais le duo met quelques minutes pour l'atteindre. «Car M.Wang marchait très doucement, explique Geoffrey. Une marche difficile, pas à pas, un peu comme un petit vieux …» D'ailleurs, lorsque Wang décide finalement de partir au village pour voir l'église, c'est dans les vans Mercedes aux vitres fumées fournis par l'agence de tourisme. Ses deux assistants et la traductrice l'accompagnent, Gérard Houa ayant décliné la proposition. Sur les caméras de vidéosurveillance de l'hôtel, on voit le quatuor embarquer dans les véhicules à 10 h 29. Wang porte un polo rouge et un bermuda beige. C'est la dernière image qu'on a de lui.

«Détectives new-yorkais»

La suite de l'histoire, ce sont les témoins directs de cette matinée qui nous la racontent. Cinq minutes après le départ de Capelongue, les deux vans se garent dans les hauteurs du village. Le reste du trajet ne se fait qu'à pied. C'est donc un groupe lambda de touristes chinois que croise en chemin le serveur du bar-restaurant le Saint-André. La petite troupe passe ensuite sous une arche de pierre pour grimper jusqu'à l'église. Là-haut, dans le petit jardin qui jouxte l'édifice, Jacky les voit débarquer une dizaine de minutes plus tard. Jacky, 55ans, est le cantonnier du village. Ce matin-là, il s'active à l'entretien de la pelouse du jardin. En voyant arriver les visiteurs, il stoppe la tondeuse, pour ne pas les déranger. Ce qu'il a vu ensuite, il n'en a pas dormi «pendant des nuits», confesse-t-il aujourd'hui. Jacky, gueule burinée et voix rocailleuse, veut choisir ses mots avec précision, mime parfois des bouts de scène pour bien se faire comprendre. Lui était positionné juste à côté du mur d'enceinte, en face de l'entrée d'où sont arrivés les quatre Chinois. «Ils ont traversé le jardin en marchant jusqu'à cet arbre, raconte-t-il en montrant un pin à environ sept mètres du muret. Et puis, d'un coup, l'un d'entre eux s'est mis à courir.»

Celui que Jacky voit s'emballer, c'est Wang. Ses assistants raconteront plus tard aux enquêteurs que leur patron a voulu prendre de l'élan pour grimper sur le mur et se faire prendre en photo. «Arrivé devant le mur, il a pris appui dessus, puis il s'est redressé, poursuit Jacky. Il a laissé passer peut-être trois, quatre secondes, et puis il a sauté.» De l'autre côté, c'est le vide sur huit mètres, jusqu'à un escalier de pierres. Jacky insiste : ce jour-là, il n'a pas vu un homme perdant l'équilibre et chutant accidentellement, comme l'ont raconté les deux assistants aux enquêteurs. «Ce qu'il a fait, c'est un suicide ! martèle-t-il. D'ailleurs, quand j'ai appelé mon chef de suite après pour lui raconter ce qui venait de se passer, je lui ai dit : "Il est barjot, ce Chinetoque, il s'est jeté !"» Le cantonnier a déjà raconté sa version des faits aux gendarmes, lors de son interrogatoire le lendemain matin du drame et encore le soir, lors de la reconstitution. Depuis, il n'a plus voulu parler. Surtout pas aux journalistes du monde entier qui l'ont harcelé, ni aux «détectives new-yorkais» envoyés sur place par Guo Wengui peu de temps après : «Je les ai vus dans le village, ils m'ont fait signe avec une bouteille de whisky pour que je vienne leur parler. J'ai dit non, je ne bois pas.»

S'il brise le silence aujourd'hui, c'est qu'il ne comprend pas pourquoi les gendarmes ont finalement conclu à un accident, là où lui a clairement décrit un homme décidant de sauter. D'autant qu'il n'est pas seul à le dire : après la chute, les assistants de Wang se précipitent auprès de lui alors que la traductrice part prévenir les secours. C'est sur la terrasse du bar le Saint-André, en bas de l'église, qu'elle déboule affolée, interpellant le serveur. «Elle a dit en anglais "ya un homme qui a sauté". Là-dessus, je suis formel, affirme ce dernier. D'ailleurs, dans ma tête, j'ai compris que le mec avait sauté volontairement. C'est pour ça que j'oriente les pompiers vers le belvédère, parce que pour moi, si on veut se tuer, c'est plutôt de l'autre côté de l'église.» Il est vrai que d'autres spots alentour semblent offrir une plongée plus vertigineuse, plus évidente pour en finir, que le mur gravi par Wang. Même si, de l'avis d'un médecin légiste, «une telle chute est forcément fatale, vos organes à l'intérieur sont tellement "impactés" que vous êtes condamné avant même d'arriver en bas».

Acupuncture

Lorsque les deux assistants rejoignent Wang, ce dernier respire difficilement. «Il avait aussi une drôle de couleur», précise Jacky, qui reste alors en retrait sur l'escalier. Un peu plus bas, sous le choc, la traductrice pleure. Le serveur du Saint-André, qui a prévenu les secours, rejoint la scène. «Les deux types étaient assis près de lui et essayaient de lui parler, raconte-t-il. Aun moment, ils ont voulu lui donner de l'eau. J'ai quelques notions de secourisme, je leur ai expliqué qu'il ne fallait surtout pas faire ça !» Pour aider le blessé à mieux respirer, le serveur lui desserre la ceinture. Un des assistants sort alors un kit d'acupuncture et pose des aiguilles sur le visage et les bras de Wang. «Yen avait partout, sur le front, les lèvres, se rappelle le serveur. Je respecte leur culture, mais de l'acupuncture après une telle chute… Le type avait les yeux qui tournaient, il était en train de partir.» Lorsque les pompiers arrivent, une vingtaine de minutes après la chute, ils trouvent Wang constellé d'aiguilles, les jambes allongées et le buste légèrement redressé, encadré par ses collaborateurs un peu perdus. «La victime était déjà en arrêt cardio-respiratoire. J'ai entrepris un massage cardiaque, mais c'était tout mou à l'intérieur…» Le médecin arrive dans la foulée et déclare la mort de Wang, à 11 h 40 selon le rapport d'autopsie.

Alors que le corps est pris en charge par les secours, la traductrice et les assistants reprennent le chemin de Capelongue. Il est midi, Daniel Vial, prévenu, est déjà sur place, effondré. Les deux assistants sont pressés de questions. «Ils parlaient beaucoup et vite, on sentait qu'ils étaient paniqués», remarque un membre du personnel de l'hôtel. Le chef Edouard Loubet, propriétaire du domaine, vient aux nouvelles. Il se souvient que l'attitude de la traductrice lui a semblé étrange. «Elle pleurait beaucoup, ça semblait plus être du stress», tente-t-il d'expliquer. Aux enquêteurs américains qui l'interrogent quelques jours plus tard, il dira même : «Mon feeling animal, c'est qu'on lui avait dit : "Tu te tais, tu ne dis rien"…»

Dès le mercredi, lendemain du drame, les médias du monde entier commencent à relayer l'histoire et les questions qu'elle soulève. La femme de Wang et son fils débarquent à Capelongue depuis les Etats-Unis, où ils résident. Dans la perspective d'une cérémonie œcuménique, un moine bouddhiste fait également le déplacement depuis Lyon, invité par la famille. «Mais au dernier moment, il n'a pas été autorisé à monter à l'église», raconte le père Audibert, curé de la paroisse. Ordre de Pékin. C'est que les policiers chinois sont venus en force. Une délégation a immédiatement débarqué de Chine, où l'affaire de la mort de Wang est prise très au sérieux. Un haut fonctionnaire de la police nationale française raconte : «Ils craignaient avant tout le scénario d'une substitution… Ils avaient peur que Wang Jian ait organisé sa propre disparition et c'est pour cela qu'ils voulaient avoir immédiatement accès à l'enquête. On leur a expliqué que cela ne se passe pas comme ca en France, qu'il faut une procédure d'entraide judiciaire. Ça a mis quatre jours avant que cela soit effectif.»

Prélèvements sanguins

Wang aurait-il orchestré un faux suicide pour se soustraire aux pressions du régime ? Les Chinois veulent en tout cas avoir la certitude que le cadavre est bien celui du patron. «Quand on a su l'identité de la victime, on a mis sur l'affaire des enquêteurs chevronnés, le tout suivi par les plus hautes instances de la gendarmerie, en liaison avec les services diplomatiques. On a tout de suite pris ça très au sérieux», insiste le lieutenant-colonel Mériaux, commandant en second du groupement de gendarmerie du Vaucluse. Pour éliminer la piste de la substitution de corps, les enquêteurs concentrent leurs interrogatoires sur les questions de timing. Les images de vidéosurveillance récupérées à Capelongue, mais aussi au Saint-André, sont passées au crible. Pour les Chinois, cela ne suffit pas : le mercredi, alors que l'autopsie vient d'être pratiquée dans la matinée et que le corps est déjà parti à la morgue, il est ramené dans le service du docteur BenSlima, à l'institut médico-légal du CHU de Nîmes. Pékin veut des prélèvements sanguins et d'ADN. «On a remis aux autorités chinoises tous les éléments, confirme le gendarme. Maintenant, c'est à eux de faire des comparaisons s'ils le souhaitent. Pour nous, c'est lui : la victime avait son passeport sur elle et sa femme a reconnu le corps. C'est notre vérité, déterminée par l'enquête.» Une enquête particulièrement documentée, tient-il à préciser : «On a fait jusqu'à 60pièces d'examen et d'enquête, pour une affaire comme ça, c'est exorbitant, beaucoup plus que ce que l'on fait pour le commun des mortels !»

Une fois les doutes sur l'identité du défunt écartés, reste à déterminer les causes du décès. Les gendarmes français ont acquis une intime conviction : la mort de Wang est accidentelle. Ils s'appuient d'abord sur l'autopsie : le corps ne présente pas de trace de coups ni de lutte. Les blessures, nombreuses, sont dues à la chute : fracture du fémur, bassin et plusieurs côtes cassées, deux vertèbres brisées au niveau des lombaires et fracture du foie. «Il est tombé sur les pieds, commente le lieutenant-colonel Mériaux. Tout le bas du corps est remonté dans l'abdomen, causant une importante hémorragie interne.» Rien, dans les éléments recueillis par les gendarmes, n'accrédite la thèse d'un meurtre. «On est allés voir sa toxicologie, s'il avait été pris de malaise… détaille le gendarme. Et on a surtout un témoignage capital : quelqu'un de totalement crédible [Jacky, ndlr], totalement extérieur à l'affaire, dit qu'il est tombé. Volontairement ou pas, mais en tout cas, on ne l'a pas poussé.» Car pour la justice française, le meurtre étant exclu, savoir si c'est un accident ou un suicide n'a pas beaucoup d'incidence. Début septembre, le procureur de la République d'Avignon, Philippe Guémas, classe l'affaire. Sollicité par Libération, il n'a pas souhaité répondre à nos questions. Les pièces du dossier ont été transmises aux autorités chinoises et le corps de Wang a été rapatrié aux Etats-Unis, où il a été incinéré. Fin de l'histoire ? Pas vraiment : pour de nombreux protagonistes de l'affaire, la thèse accidentelle ne tient pas.

Si l'on reprend la version retenue par les enquêteurs, Wang, voulant se faire prendre en photo devant le paysage, aurait pris de l'élan pour grimper sur le mur. Une fois arrivé en haut, il aurait perdu l'équilibre et serait tombé. Un récit qui souffre de nombreuses faiblesses. Quand bien même voulait-il se faire photographier devant ce décor, il n'y avait nulbesoin de grimper sur le muret de1,20mètre. Quel intérêt ? Alors qu'à quelques mètres seulement, des pierres font office d'escalier permettant d'accéder sans effort au sommet du mur ? Tout cela rend la course d'élan aussi inutile qu'invraisemblable : en effet, plusieurs témoins évoquent la marche poussive de Wang, ce que confirment les gendarmes dans le rapport d'autopsie. Le PDG de HNA, à la tête d'un groupe pesant plusieurs centaines de milliards de dollars, était-il fantasque au point de se comporter comme un adolescent ? «C'était quelqu'un de calme et de réfléchi, répond aujourd'hui Daniel Vial. Je l'imagine mal se mettre à courir et sauter sur un mur !» Cette course n'a donc aucun sens. Amoins que Wang n'ait voulu échapper à la vigilance de ses assistants pour se jeter du muret, animé par l'énergie du désespoir.

«L’escalier du Chinois»

Car l'hypothèse d'un suicide permet de résoudre plusieurs nœuds de l'histoire. Elle correspond à la scène décrite par Jacky, mais aussi aux premiers mots de la traductrice lorsqu'elle surgit au Saint-André pour alerter les secours. Cela expliquerait aussi le trouble de la jeune femme après le drame, relevé par Edouard Loubet à Capelongue. L'autopsie renforce encore ces témoignages visuels. Les blessures constatées sur Wang touchent surtout le côté droit, ce qui les rend compatibles avec un saut en chandelle. Moins avec une chute accidentelle, où l'on imagine plutôt un corps déséquilibré partant vers l'avant, même s'il est impossible, à l'autopsie, de distinguer l'un de l'autre. La thèse du suicide apporte encore un éclairage sur d'autres détails notés à Capelongue, comme cette question posée à Geoffrey sur la profondeur de la piscine. «Un élément troublant, confirme un médecin légiste, qui réagit immédiatement à l'anecdote. Lorsqu'on a décidé d'en finir, on imagine souvent plusieurs façons. Demander la profondeur de la piscine, c'était peut-être pour jauger l'hypothèse.» Pourtant, sans exclure la thèse du suicide, le lieutenant-colonel Mériaux n'y croit pas. «Il n'a pas laissé de mot, il n'était pas dépressif et son entourage nous a dit qu'il n'était pas suicidaire, soutient-il. Au vu des auditions, c'est donc peu probable.»

Sauf que ce ne serait pas la première fois qu'un patron d'une multinationale chinoise disparaît dans des conditions troubles. C'est même devenu une marque de fabrique du pouvoir de XiJinping. Fragilisé, ultra-endetté, HNA était depuis plusieurs mois au cœur d'une bataille d'influence pour son contrôle. Un très bon connaisseur du groupe décrypte : «Xi Jinping est prêt à tout pour reprendre le pouvoir dans beaucoup de grands groupes chinois qui se sont internationalisés à marche forcée et donc occidentalisés. C'est ce qui est arrivé chez HNA comme chez beaucoup d'autres.» Pour ce financier, fin connaisseur du capitalisme chinois et qui souhaite rester anonyme, l'hypothèse du suicide de Wang est, dans ce contexte, parfaitement crédible : «Après que HNA a réalisé de nombreuses acquisitions mégalomaniaques, le Parti communiste chinois avait signé la fin de la récréation. Il a fait comprendre à Wang qu'il fallait s'arrêter là. On peut alors tout imaginer, car on sait que Pékin peut exercer une pression extrêmement violente.» C'est peut-être la raison pour laquelle les deux assistants de Wang Jian auraient préféré vendre aux gendarmes la thèse moins compromettante de l'accident «bête» plutôt que celle du suicide. Toujours est-il que deux jours après la mort de Wang Jian, la part de 15 %du capital de HNA qu'il détenait en son nom propre a été transférée au fonds de charité Hainan Cihang, structure au fonctionnement opaque et actionnaire principal de HNA.

A Bonnieux, on essaie désormais de ne plus trop y penser. La plupart des médias ont abandonné la partie. La dernière fois qu'une caméra de télévision s'est présentée, c'était pour immortaliser la splendide crèche installée dans la vieille église, dont la montée a été rebaptisée «l'escalier du Chinois» par les habitants. Après un été délirant, Pascal Ragot, le maire, souffle un peu. «Je me suis senti un peu seul face à tout cela, confie-t-il. Les Chinois, les journalistes du monde entier… Mon sentiment, c'est que tout le monde voulait que cette affaire parte de France le plus vite possible. Et je pense avec le recul que c'était la meilleure solution.» Récemment, un expert en assurance de la Lloyds est passé à Bonnieux pour se renseigner sur la mort de Wang. «La seule inquiétude que j'avais, c'est qu'il me demande si mon mur était aux normes, avoue le maire. Mais depuis, plus de nouvelles.» De temps en temps, quelques Chinois passent déposer des fleurs ou des bougies au pied du mur. Jacky, le cantonnier, les enlève rapidement. De peur qu'elles ne mettent le feu.

Wang et la chute du mur de Bonnieux (2025)
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Author: Golda Nolan II

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